17 juillet 1983, New Delhi.
Un quotidien anglophone publie une lettre anonyme explosive : le virus du sida serait une arme biologique créée par l’armée américaine. Cette « révélation » va faire le tour du monde et marquer l’histoire de la désinformation. Décryptage d’une manipulation qui résonne encore aujourd’hui.
Quand un faux courrier vaut un vrai chaos
L’histoire commence par un mensonge parfaitement orchestré. Dans The Patriot, un journal de New Delhi, une lettre prétendument signée par un « anthropologue américain de renom » affirme que le VIH aurait été créé dans les laboratoires militaires de Fort Detrick, dans le Maryland.
Sauf que cette lettre n’a jamais été écrite par un scientifique américain. Elle sort tout droit des bureaux du Service A du KGB, l’unité soviétique spécialisée dans les « mesures actives » – comprenez : la manipulation d’opinion à grande échelle.
Pourquoi commencer par l’Inde ? Le choix n’est pas innocent. The Patriot est un journal militant, historiquement financé par Moscou, dans un pays non-aligné où l’anti-impérialisme américain trouve un écho favorable. Premier coup de génie tactique des manipulateurs : choisir le terrain le plus fertile. Car quand on veut mentir efficacement, on commence toujours par dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre.
Rumeur : mode d’emploi version soviétique
Ce qui suit relève du génie tactique. En 1985, la rumeur ressort dans Literaturnaya Gazeta, un hebdomadaire soviétique à grand tirage. Mais attention : les rédacteurs ne citent pas le KGB. Ils se contentent de reprendre une « source indépendante indienne » – l’art de la citation circulaire à l’état pur.
L’effet domino est immédiat :
Berliner Zeitung (Allemagne de l’Est) republie l’information
Trybuna Ludu (Pologne) embraye
Rabotnichesko Delo (Bulgarie) suit le mouvement
Rudé Právo (Tchécoslovaquie) complète la chaîne
À chaque étape, le récit s’enrichit, gagne en crédibilité, et surtout… efface ses traces. Comme une poupée russe inversée : plus on ouvre, moins on voit l’origine. La désinformation parfaite ne doit jamais laisser ses empreintes.
La blouse blanche, c’est pratique pour salir l’info
Pour donner du poids à leur théorie, les services soviétiques mobilisent Jakob Segal, biologiste est-allemand. Mission : produire une caution scientifique à la rumeur.
Il produit une brochure pseudo-scientifique tirée à 10 000 exemplaires, bourrée de données tronquées mais suffisamment technique pour impressionner. Le tour de force est là : offrir aux médias communistes un alibi parfait. Ils ne relaient plus une rumeur, ils citent « un scientifique reconnu ».
Dans l’écosystème de la désinformation, une blouse blanche vaut tous les passeports.
D’un bureau du KGB à 40 pays : itinéraire d’une fake news
Les services alliés du KGB reçoivent leurs consignes : diffuser le narratif via tous les canaux possibles. Réseaux étudiants, syndicats, presses militantes, ambassades… La rumeur voyage désormais en business class avec passeport diplomatique.
Le bilan est saisissant : fin 1986, le récit circule dans plus de 40 journaux ou radios sur trois continents. Dans les pays du Sud, où le sida frappe durement et où la méfiance envers Washington est forte, l’histoire d’une « arme biologique yankee » trouve un terreau particulièrement fertile. C’est là que la géopolitique fait le lit de la désinformation.
La science face au buzz : match perdu d’avance ?
Face à cette déferlante, les États-Unis tentent de réagir. Le CDC et l’OMS publient des communiqués expliquant l’origine naturelle du VIH. Une conférence est organisée à Genève. Le Department of State met en place une cellule de riposte.
Mais voilà le problème fondamental : comme le rappelle la loi de Brandolini, il faut dix fois plus d’énergie pour réfuter une absurdité que pour la produire. La vérité scientifique peine à contrer une rumeur émotionnelle qui épouse parfaitement les récits préexistants de domination occidentale.
Dans le duel entre vérité et mensonge, la fausse information court toujours le 100 mètres quand la vérité fait encore ses lacets.
Le rideau tombe, les archives parlent
La chute du mur de Berlin va révéler l’ampleur de la manipulation :
- 25 octobre 1990 : Oleg Kalugin, ancien général du KGB, reconnaît publiquement que l’histoire du sida fabriqué provient du Service A
- 1990 : Les archives de la Stasi révèlent le nom de code de l’opération : Denver
- 1995 : Un rapport déclassifié de la CIA confirme que plus de 50 pays ont été exposés à la rumeur
Fake news 2.0 : la vieille soupe dans de nouveaux tuyaux
L’opération Infektion n’est pas qu’un vestige de la guerre froide. Elle constitue un véritable manuel d’instructions toujours utilisé aujourd’hui.
Sa recette ?
- Injection : une source marginale mais crédible
- Amplification : des relais qui masquent l’origine
- Légitimation : une caution pseudo-scientifique
- Diffusion : une propagation multilingue et multiculturelle
- Camouflage : l’effacement des traces
Cette mécanique, on la retrouve dans les campagnes contemporaines : théories complotistes sur le Covid, interférences électorales, instrumentalisation de conflits internationaux. Et plus récemment encore, les rumeurs qui se sont enchainées au sujet des Jeux Olympiques de Paris, introduites dès 2023 pour un effet amplifié au moment de l’ouverture des jeux. Seuls les canaux ont changé – réseaux sociaux, messageries cryptées – mais la structure reste identique.
L’école du fake : leçons gratuites, conséquences payantes
Cette histoire révèle une vérité dérangeante : la désinformation efficace ne repose pas sur la qualité du mensonge, mais sur la maîtrise chirurgicale des failles cognitives, des tensions géopolitiques, et des récits disponibles.
Le KGB n’a pas inventé l’anti-américanisme, ni le SIDA. Il s’est contenté de les exploiter avec une précision redoutable. L’art de la désinformation, c’est savoir surfer sur les vagues existantes plutôt que d’en créer de nouvelles.
Dans un monde saturé d’informations, notre plus grande vulnérabilité n’est donc pas de croire une information fausse. Mais de la croire parce qu’elle nous conforte dans nos convictions. Le biais de confirmation reste l’un des ennemis les plus tenaces de l’esprit critique.
La désinformation la plus efficace n’est jamais celle qui nous dérange. C’est celle qui nous donne raison.
Comprendre les mécanismes de la désinformation est le premier pas vers une meilleure immunité informationnelle. L’opération Infektion nous rappelle qu’hier comme aujourd’hui, la vigilance critique reste notre meilleure défense.